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26/04/2024 - Article

Le marché sur l'eau

par Amélie Mougey, Terra Eco

A Paris, la livraison par bateau est touchée mais pas coulée


L'association Marché sur l'eau ne peut plus payer le bateau qui acheminait ses paniers fermier jusque Paris. A partir de la mi-juin, ils prendront la route. Le camion, incontournable même pour le circuit-court de distribution ?

Février 2013. Dans la cabine du batelier, le thermomètre plafonne à 4°C. Serré contre son chauffage d'appoint, Reynald surveille d'un oeil inquiet les cagettes empilées sur le pont. Les épinards, ramassés la veille par un maraîcher de Seine-Saint-Denis, ont été soigneusement emmitouflés. Mais après 3h30 de navigation, les acheteurs parisiens risquent de réceptionner des surgelés.

Née au printemps 2012, l'association Marché sur l'eau connaît ses premières angoisses hivernales. Malgré les trop nombreux topinambours dans les paniers, Claire-Emmanuelle Hue, la fondatrice, reste confiante. « Lorsqu'on atteint les 300 abonnés, on se paie un moteur biogaz » claironne-t-elle. Le rêve est à portée de main.

Juin 2014. Marché sur l'eau rassemble 400 abonnés. Le rituel n'a pas changé. Mardis soirs et samedis matins, les adeptes de l'alimentation de proximité se retrouvent sur la place de la Rotonde. Les plus ponctuels regardent leurs légumes arriver par les flots. Pourtant, l'horizon du biogaz s'est éloigné. « Nous n'avons pas les moyens de nous développer, déplore Anselm Ibing, le successeur de Claire-Emmanuelle Hue. Or, en l'état actuel, notre modèle économique n'est pas viable. » Le jeune directeur peine à l'avouer mais le salaire de Reynald plombe sa comptabilité. « L'aller-retour dure près de 7 heures, soit une personne mobilisée toute une journée pour un trajet de 40 kilomètres », précise-t-il. Un investissement que 230 paniers ne suffisent pas à rentabiliser.

Après le 14 juin, l'embarcation restera à quai

Lors de la dernière Assemblée générale, le couperet est tombé. Samedi 14 juin, légumes, oeufs, poulet et confitures navigueront pour la dernière fois de Claye-Souilly (Seine-et-Marne) au 19e arrondissement de Paris. Passée cette date, l'embarcation restera à quai. « Cette voie navigable est déjà mal entretenue, si notre bateau ne circule plus, elle sera laissée à l'abandon », présage Martine Vergnaud, une adhérente venue récupérer des blettes. « Ce n'est qu'une suspension », rassure Anselm Ibing, « le temps de nous remettre à flot. »

Qu'ils soient maraîchers ou éleveurs, ses douze fournisseurs sont sereins. Pour acheminer leur produits jusqu'aux citadins, un camion de 20 m3 prendra le relais. Anselm Ibing en a le coeur serré. Après avoir expérimenté la permaculture en Jordanie, cet allemand diplômé en gestion des ressources naturelles a jeté son dévolu sur Marché sur l'eau. Incollable sur les Amap (Associations pour le maitien d'une agriculture paysanne) et la Ruche qui dit Oui, il justifie son choix avec un argument de gosse : « le bateau fait rêver. »

Cap sur la banlieue

Son rêve mis entre parenthèses, Anselm reste déterminé. « Avec 1000 paniers et 2 points de livraisons supplémentaires on aurait pu continuer », martèle-t-il. Cette estimation au doigt mouillé lui permet surtout d'affirmer que le transport routier n'est pas une fatalité. Les lois de la physique sont de son côté. « Grâce à l'inertie, la consommation de fuel d'un bateau n'augmente pas proportionnellement au chargement. » Des livraisons rentables supposent donc de changer d'échelle.

Pour y parvenir, cap sur la banlieue. Après Pantin et Sevran, le Marché sur l'eau compte multiplier les points de ventes. Mais à Aulnay-sous-Bois comme à Bondy, les paniers de 11 à 19 € paraîtront légers face aux cagettes de Rungis à prix cassé. « Le prix de nos produits est juste, on ne peut pas s'aligner », tranche Anselm qui refuse dans le même temps de ne s'adresser « qu'aux bobos parisiens ». Pour surmonter ce dilemme, il compte sur la collectivité : dans le cadre de l'appel à projet « alimentation solidaire », le conseil régional pourrait payer la moitié des paniers vendus aux moins aisés.

Composte, péniche et vélos-cargo

Autre manœuvre possible : éviter le retour à vide. Mais que peut-on acheminer de Paris vers la campagne de Seine-Saint-Denis ? Du compost ! Une mesure de la loi Grenelle II impose aux professionnels de valoriser leurs déchets organiques s'ils en produisent plus de 40 tonnes par an. « En les amenant chez nos producteurs, on deviendrait prestataires de service pour les restaurateurs », s'enthousiasme Anselm. Il décrit ainsi son projet idéal : « notre chargement arriverait ici en péniche après plusieurs haltes. Des vélos-cargo, l'attendraient sur le quai. Ils partiraient livrer des produits frais dans toute la capitale. ». Mais le conte d'Anselm butte sur la logistique. « Il nous faut quelqu'un à plein temps qui planche sur ces projets et monte des dossiers de demandes de subventions », reconnaît-il.

L'atout de l'association ? Ses adhérents fidèles. Après l'abandon du bateau, aucun d'entre eux n'a mis les voiles. Pour Martine Vergnaud, l'enjeu dépasse le moyen de locomotion. « En achetant nos produits ici, indirectement, on sanctuarise des terres de maraîchage », souligne-t-elle. Actuellement celles-ci ne couvrent plus que 4 % de la région, contre 70% pour les céréaliers. l'Ile-de-France produit quatre fois moins de fruits et légumes qu'elle n'en consomme. Une denrée rare dont le Marché sur l'eau ne compte pas se priver dès la première houle.