Journal

03/06/2014 - Article

Des citoyens de MESH

par François Huguet, DIY Manifesto

A Détroit, le numérique se fait citoyen


« Les usines de Motown étaient de vrais melting pots. Tous ces asiatiques, banlieusards, blancs, noirs, qui travaillaient sur les mêmes chaînes de montage au coude à coude, ça a généré une forte solidarité. Aujourd’hui, on dit que Détroit c’est Ground Zero mais il y a des gens de Los Angeles ou New York qui viennent s’y installer. Ils cherchent justement les opportunités qu’une zone comme Ground Zero peut offrir. » 

Uri Heru House, Digital Steward (Detroit Future Media) - Détroit – Juin 2013

Detroit ne s’explique pas seulement par une série de chiffres apocalyptiques. La faillite de 2013 cache un ensemble de pratiques alternatives qui ont du mal à se frayer un chemin entre les statistiques et sont néanmoins des remparts à l’effondrement économique.

Une ville résiliente

Détroit est traversée par une multitude de pratiques économiques alternatives qui reflètent une forme de résilience urbaine. C’est à dire la capacité d’un système à intégrer dans son fonctionnement une perturbation sans pour autant changer sa structure qualitative. 

Une partie du Détroit d’aujourd’hui s’invente une multitude de solutions allant de l’agriculture urbaine aux banques alimentaires en passant par des innovations civiques et numériques. Dans ces projets, les notions de collaboratif, d’égalité et d’accès sont autant d’armes pour affronter la crise et bâtir un nouveau modèle urbain, plus juste.

Égalité numérique et réseaux MESH

Allied Media Project illustre bien ce mouvement de « Digital Justice » (égalité numérique) qui traverse Détroit. L’association, conjuguée à une myriade d’autres organisations à but non lucratif, bénéficie de fonds gouvernementaux attribués pour les aspects novateurs de son projet de redressement de Motor City. Allied Media met l’accès aux nouvelles technologies de l’information et de la communication au cœur de ses activités et cible tous les habitants de la ville sans distinction : les jeunes (dans les écoles aux lycées) et les moins jeunes lors de formations en soirée (maîtrise d’outils numériques de création graphique, musicale, vidéo, sonore, photographique, textuelle ; aide au montage de projets, etc.). 

L’idée est de pousser l’innovation numérique et d’implanter des pratiques autonomes « décentralisées » ne reposant pas sur les autorités publiques. En fond de tableau, c’est le « faire ensemble » qui domine, l’inclusion de publics en difficulté, ainsi qu’un système de fonctionnement Bottom-Up (du bas vers le haut) et non plus Top-Down (du haut vers le bas, « imposé de l’extérieur »). L’Allied Media Conference, conférence annuelle en juin est le point culminant de ces initiatives digitales et un moment privilégié pour connecter des projets numériques militants venus du monde entier.

Éducation populaire et DIY

À Détroit, ces nombreuses associations à but non lucratif redonnent des lettres de noblesse à l’éducation populaire et à la « démocratie participative ». Les résidants de Détroit n’ont pas attendu la déclaration de faillite pour relever leurs manches, sans perspective d’aides publiques. La solution consiste à frapper aux portes de fondations privées (Ford, Kresge, New America, etc.), à se lancer dans le crowdfunding (financement participatif) et à inventer des solutions pour diviser les coûts, pour mieux combattre la très grande pauvreté qui s’est installée à Détroit. 

La prolifération de réseaux MESH (réseaux maillés sans fils) illustrée par le court « DiscoTech » de DIY Manifesto relève de la même logique. Pourquoi ne pas diviser les coûts de connexion à internet en partageant un accès vers la Toile ? Après le web 2.0 et l’ère de l’éditorialisation (chacun peut désormais éditer la toile via les blogs et les réseaux sociaux) puis celle des logiciels libres ; ces réseaux viennent questionner le fonctionnement intrinsèque de nos télécommunications et des éléments humains et non-humains qui les composent. 

Les réseaux MESH sont des réseaux de télécommunication maillés, où aucun point relais du réseau ne domine, ce sont des réseaux sans fil « intranet » qui relayent une éventuelle connexion Internet de leurs membres via des antennes wifi et des appareils mobiles disséminés dans le quartier. On crée ainsi un réseau local qui permet de se connecter au réseau global qu’est le web. Mais ce réseau local repense l’infrastructure de communication en partant du « bas » : on s’approprie son fonctionnement (en étant formé gratuitement par Allied Media Project) et on devient un Digital Steward dans son quartier pour aider ses voisins à bénéficier d’un accès, les former à son tour, les guider pour créer des projets. Le réseau local devient presque plus intéressant que le global, on récupère des données en temps réel sur la zone sur laquelle on vit. On peut s’en servir pour penser des systèmes de prévention contre les cambriolages par exemple. Soit une manière de remédier collectivement aux difficultés de la police municipale, souvent absente des quartiers pauvres de Détroit. La pensée « Bottom-up » progresse, tout comme l’idée de s’engager pour changer les choses.

Le système traditionnel inversé

Comme l’écrit Flaminia Paddeu, géographe, cette notion de « Digital Justice » n’est qu’une « des nombreuses pistes matérielles pour penser le futur de Détroit selon de nouveaux modèles urbains, qui ont tous en commun une volonté d’inversion du modèle traditionnel, fondé sur la croissance et les investissements de capitaux ». 

Sans chercher à réduire les énormes difficultés auxquelles la ville de Détroit doit faire face, tous ces projets d’autosuffisance, d’altruisme, de coopération et d’échange sont porteurs d’espoir. À Détroit, les habitants s’impliquent pour cicatriser leur cité, résolus à essayer d’autres modèles que le capitalisme forcené, porté par la société de consommation qu’on leur vend depuis des lustres.

François Huguet est doctorant au département Sciences Économiques et Sociales de Telecom ParisTech. Il a suivi sur place, pendant trois mois, les équipes de Allied Media Project.